Dans son article « Une critique de l’islamophobie contre-productive » (Le Devoir, 25 octobre), Rachad Antonius soutient que les discours « progressistes » qui dénoncent l’islamophobie servent à réduire au silence les critiques légitimes de l’islamisme radical et même à « légitimer et encourager des attitudes contraires aux notions de citoyenneté qui doivent être le fondement du vivre-ensemble ». Je conviens avec lui qu’un tel cas de figure serait déplorable, bien qu’on peine à voir à qui exactement correspond ce profil parmi les « progressistes ».
Plus loin, Antonius ajoute : « le glissement marqué vers des positions de droite d’une partie de la population ne résulte pas d’une islamophobie qui serait intrinsèque au Québec et qui remonterait à l’orientalisme. Elle résulte en partie du fait que les courants progressistes n’apportent pas de réponses satisfaisantes et réalistes aux défis posés par la montée des courants religieux conservateurs, fortement imprégnés de la pensée islamiste ».
Ce raisonnement pose foncièrement problème puisque, dans cette optique, la société québécoise, hormis les « progressistes » en son sein, se voit largement déchargée de toute responsabilité dans la montée de sentiments antimusulmans. En outre, explique Antonius, chez ces progressistes égarés, « la victimisation des musulmans est souvent exagérée, et les nombreux signes de l’accueil et de l’insertion sociale au sein des élites sont minimisés ou ignorés ». Les nombreuses études qui démontrent, depuis le 11 septembre 2001, une nette recrudescence de la discrimination et des préjugés négatifs à l’endroit des musulmans, au Québec comme partout en Occident, seraient-elles des « exagérations » fomentées par des progressistes en mal de données pour étayer leur fantasme de l’islamophobie ?
Soyons clair : l’islamophobie est un racisme et, à ce titre, elle peut prendre la forme d’une idéologie structurée, de préjugés et de stéréotypes plus ou moins conscients et peut parfois se traduire par de la discrimination. Par ailleurs, en amont de la stigmatisation, l’islamophobie suppose la racisation, soit la construction d’une altérité radicale qui repose sur une image fantasmagorique de l’islam et des musulmans, dont la culture est alors naturalisée, réduite à une essence figée et hors du temps, à l’épreuve des faits et de la complexité du réel. Du coup, on se trouve à gommer la diversité individuelle ainsi que les multiples clivages idéologiques, d’âge, de genre, de classe, qui traversent cette communauté imaginée. Dans ce paradigme, le rapport à la normativité religieuse des musulmans d’Alger, du Caire ou de Téhéran, voire de Montréal ou de Paris, sera plus ou moins le même, et l’appréciation de la menace islamiste pourra alors aisément faire l’économie d’une analyse contextualisée.
L’islamophobie, en Occident, tend à déboucher sur une dichotomie rigide entre les musulmans sécularisés (les irréprochables) et les musulmans pratiquants (les suspects). Les musulmans sécularisés incarnent alors, aux yeux du groupe majoritaire, une minorité atypique dans la minorité qui doit son intégration réussie au fait qu’elle a su s’arracher à sa culture musulmane et aux valeurs antioccidentales que celle-ci est présumée charrier, en raison de sa contamination par l’islamisme. À l’inverse, les musulmans pratiquants incarnent une majorité menaçante dans la minorité, puisqu’ils seraient susceptibles de basculer à tout moment dans l’islamisme radical, et donc d’adopter des pratiques et des convictions antilibérales dans l’espace public. Ce type de schème binaire fonctionne particulièrement bien sur des groupes déjà racisés, dont les membres sont perçus comme interchangeables, ou du moins soumis à une culture omnipotente, en l’espèce l’islam(isme), qui dicterait aux individus leurs actes et contraindrait leurs moindres choix.
Les médias produisent tout autant qu’ils relaient ce type de réductionnisme. Ainsi, les musulmans mis en scène dans les médias font souvent office de spécimens de toute leur « communauté ». Nourries régulièrement par les médias, des figures familières aux contours bien définis se cristallisent alors dans l’imaginaire social : celle de la fille voilée, nécessairement soumise et aliénée, celle du musulman orthodoxe, nécessairement hostile aux valeurs occidentales libérales, etc. Chaque fois, le procédé est le même : les médias partent de cas particuliers qui servent de point d’appui à une montée en généralité consacrant l’idée que c’est l’islam(isme) qui s’exprime à travers l’individu.
Comme dans toute lutte antiraciste, c’est au groupe majoritaire qu’il incombe de déconstruire ses propres stéréotypes et préjugés sur l’Autre. Heureusement, les amalgames réducteurs entre, d’une part, islam et musulmans et, d’autre part, islamisme radical, terrorisme et sexisme n’ont rien de naturel et d’inévitable. Ils peuvent être déconstruits au moyen d’un patient travail d’éducation. S’il doit importer à tout « progressiste » d’appuyer, comme nous y enjoint Rachad Antonius, les millions de musulmans qui, ici comme ailleurs, combattent des mouvements islamistes conservateurs et rétrogrades, il importe aussi de reconnaître que l’islamophobie sera d’abord et avant tout neutralisée par une lutte et une éducation antiracistes.
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